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Les Trobairitz : un point de vue féministe


     Au XII / XIIIèmes siècles, la société courtoise occitane invente le fin'amor, et les troubadours, premiers poètes de langue vulgaire louent "la femme", créature adorée qui, une fois séduite (bien que mariée), imposera ses normes, limites et désirs à l'amant voué à elle. Romances en dehors du mariage, sexualité affirmée, notion de consentement, inversion du rapport de domination dans la relation … tout cela est un gros pavé dans la marre de ce moyen-âge européen ultra catholico-patriarcal (dont on combat encore les valeurs aujourd'hui ... ) et est souvent vu comme un âge d'or "féministe" en Europe, ensuite écrasé par la conquête française au XIIIème siècle. Il ne faudrait toutefois pas trop s'emballer car, si Robert Lafont par exemple considère que les troubadours auraient "inventé la femme" en tant que sujet¹, il faut croire que ce "sujet" est légèrement objectifié car la Domna aura tout de même l'obligation de se conformer à un rôle qui lui a été attribué par les hommes. Et des textes de troubadours nous montrent quelle traite se doit d'être si une femme cesse un tant soit peu d'être "La Femme" …

     Mais si il y a un point positif de taille dans cette affaire c'est que les Domnas (autrement dit "les Dames"), mettant à profit le "respect" qui leur est porté ainsi que la valeur de la poésie du trobar, se mettent elles aussi à écrire et cela sans se cacher, ainsi une poésie féminine et souvent critique voit le jour : la poésie des trobairitz (prononcer /troubaïritz/). L'article qui suit nous fournit un aperçu du contenu de leurs textes, et par là des désirs des femmes courtoises de l'époque (car il faut garder en tête que cela ne concerne que l'aristocratie). Nous l'avons trouvé dans un numéro spécial Femmes de la revue Vent Terral, publié en 1982 et écrit par Nanette Paradis Segouffin, sur laquelle nous n'avons aucune information. Il nous a paru intéressant de le remettre en diffusion.





     Les légendes sont souvent tenaces... Il en est une particulièrement bien implantée dans les cervelles occitanistes, dans les autres aussi d'ailleurs, qui veut que l'époque médiévale ait été une sorte d'âge d'or de la condition féminine; un moment privilégié de l'Histoire pour la femme, où, tout à coup, grâce à des troubadours futés qui inventent l'Amour, l'esclave devient reine, la "femelle" devient femme - la Femme - la féminité enfin au pouvoir; source irradiante à laquelle l'Homme va puiser pour se débarrasser de son écorce trop rugueuse, pour s'affiner, se polir, passant ainsi grâce à Elle de l'Homo Coïtus au Fin'Amant... Ah ! Le joli rôle que voilà ! de quoi faire rêver plus d'une (et plus d'un) pour les siècles a venir.
     C'est ce que fait, entre autres, Christiane NOUVEL ALLAUX, dans la revue Carrefour de Provence exprimant ainsi l'idée la plus communément répandue sur le rôle de la femme dans l'Amour Courtois :

     "Les troubadours accordaient à la femme une tout autre considération. Elle était pour eux l'élément civilisateur qui permettait à l'homme de sortir de son égoïsme, de sa grossièreté et de sa barbarie. C'était le triomphe total de la féminité..."

     Bon d'accord, c'est vrai ; le joli temps du sentiment, les p'tits coeurs qui battaient fort à l'ombre des châteaux forts, et les troubadours qui inventèrent l'Amour : per tot aquò, sèm d'acòrdi ...
Va Pour "l'élément civilisateur" et l'Amour avec un grand A, et la femme avec un grand F, et l'homme tiré avec peine de son néolithique.
     Pas si vite cependant.
     Il convient d'abord de souligner que ce "phénomène social" reste strictement limité à une petite élite aristocratique; il n'a aucun impact à l'époque sur le plus grand nombre, c'est à dire les hommes et les femmes du peuple. Les considérations délicates et subtiles du jeu d'amour sont inconcevables pour "les petites gens" qui vivent misérablement de leur travail dans l'appréhension des catastrophes quotidiennes : famines, routiers, règlements de comptes entre seigneurs etc.

     Ce point – important - précisé, il est exact que l'Amour Courtois a amené un certain adoucissement des moeurs, une façon nouvelle de concevoir les relations entre hommes et femmes ; mais il ne remet pas fondamentalement en cause le statut érotique et social de la femme au Moyen-Age. Il demeure avant tout un jeu littéraire et mondain réservé à l'aristocratie. La courtoisie n'a pas "libéré" la femme ; elle n'en a pas fait l'égale de l'homme ; elle a seulement élaboré tout un code de conventions mondaines rattaché au jeu d'amour dont la femme était l'enjeu et le faire valoir. La femme noble bien entendu ; nous verrons de quelle façon la femme du peuple prend sa place dans l'Amour Courtois.
     La Fin' Amor est en effet le privilège exclusif de la Domna ; entourée, fêtée, adulée, certes, elle ne bénéficie cependant que de manifestations extérieures qui ne changent guère le climat moral à son égard. En fait, l'idéal courtois, dans la classe même qui le prônait, n'était souvent qu'un mince vernis recouvrant des façons d'agir totalement différentes. Témoins de nombreux poèmes, presque ignorés, de "gentils" troubadours où s'expriment souvent violemment, crûment, la profonde misogynie, ce terrible mépris des femmes qui a imprégné la mentalité médiévale. Des textes bien éloignés de l'imagerie dorée traditionnellement répandue.





     Il faut le dire et le répéter: l'amour courtois est avant tout affaire d'hommes la Dame n'y a droit de cité qu'à la condition expresse de "coller" exactement au rôle qu'on lui a assigné.

     "Dousa res ben ensenhada"

     "douce chose bien enseignée", écrit un troubadour; on ne peut être plus clair ... femme abstraite, femme irréelle, elle est celle par qui on acquiert valeur, mérite, et... moyens d'existence ; n'oublions pas la dépendance économique et sociale vis à vis du seigneur dans laquelle se trouvaient la plupart des troubadours.
     La Dame courtoise est donc malgré les apparences encore une fois le gage des hommes, prisonnière d'un code rigoureux auquel elle est obligée de se conformer. La cage est dorée ; c'est vrai le sort de l'oiselle est un peu plus enviable : priée longuement, gentiment, elle découvre les joies du roucoulement et celles du refus. Mais cage tout de même, et les barreaux sont solides ; malheur à celle qui se rebelle et enfreint les règles impérieuses du fin'amor ... Malheur à celle qui se mêle d'aimer comme elle en a envie et qui elle en a envie : la voici immédiatement et violemment exclue du monde policé de la courtoisie. La lecture de ces quelques vers de Bernat MARTÍ et guillaume IX d'Aquitaine - troubadours patentés – est fort instructive à cet égard :

Domna fai gran pechat mortal
qe no ama cavalier leal
mas si monges o clergal
non ai razon
per dreg la deuri'hom credr
ab un tezo

La Dame fait grand péché, un péché mortel / quand elle n'aime pas un chevalier loyal / mais si elle prend pour amant un moine ou un clerc / elle est indéfendable : on devrait la brûler - ce serait justice - sur des tisons ardents.

Dona es vas drut trefana
De s'amor, pos tres n'a passa
Lestra lei
mas ab son marit l'autrei
un amic cortes prezant
E si plus n'i vai sercant
es desleaiada
e puta provada

Déloyale envers l'ami / est la femme qui nourrit / de son amour trois amants / cela va contre la Loi / Je permets près du mari / un amant noble et courtois / mais si elle en cherche d'autres / la voilà déshonorée et pute avérée.

     Pas de "mercé" pour la dissidente de l'amour courtois ; condamnée par l'un au bûcher, rejetée par l'autre sur le trottoir... Il ne fait pas bon descendre de son piédestal quand on ne vous en prie pas !
      N'ayons garde d'oublier RAIMBAUT d'ORANGE dans ce petit florilège courtois ; il n'hésite pas, lui, à employer les "grands moyens", démolissant quelque peu la vision idyllique du troubadour soupirant aux pieds de sa Dame :

Si us fan avol respos avar
vos la pones a menassar
si vos fan respos pejors
vos la pones a menassar
uas lor del punh per mei las nars

Si leurs propos sont sots, méchants / mettez-vous à les menacer / deviennent-ils plus insolents / frappez les du poing en plein nez.


     Mais où sont les neiges d'antan?

     Notons avec plaisir et malice, au passage, que s'il faut en croire ces vers, la Dame n'était pas toujours aussi idéale qu'on veut bien nous le laisser croire....

     Mais évoquons aussi toutes les autres ; toutes celles qui n'étaient ni nobles, ni influentes, et donc à ce titre sans aucun intérêt pour nos troubadours à gages. Elles apparaissent pourtant dans ce qu'il est convenu d'appeler la "lyrique courtoise" ; voici la prostituée "chantée" par Marcabrun :

Quar soven per putia
rut la metritz
cum fai per bocaria
carnils poiritz...

Souvent par puterie / elle pue la prostituée / comme fait dans les boucheries / la charogne pourrie …


     Car nous y voilà "Qui veut faire l'ange. fait la bête..." et les plus "machos" de nos troubadours avaient bien du mal à assimiler toutes les valeurs d'essence éminemment féminines du Fin'Amor: sensibilité, délicatesse, tendresse, etc. le vernis de la scholastique courtoise craquait bien souvent sous les assauts d'une misogynie d'autant plus galopante que refoulée.
     Il fallait bien trouver un exutoire... Une femme qui ne soit pas une vue de l'esprit, idéale et intouchable, mais une femme de chair à dominer, à rabaisser, à consommer.
     Ce sont les femmes de petite condition qui vont "naturellement" assumer ce rôle de défouloir. Paysannes, "ribaudes", prostituées, qui ne demandent pas tant de précautions, et avec qui on peut en toute impunité, et en toute quiétude, retrouver les bonnes vieilles traditions viriles. Andréas CAPELLANUS ne laisse planer aucun doute sur la conduite à tenir en pareille occasion :

     … Si par hasard vous étiez amoureux d'une femme de la paysannerie, couvrez là de compliments, et puis quand vous aurez trouvé un endroit commode, n'hésitez pas à prendre ce que vous désirez, et à la violer.

     L'ouvrage d'où est extraite cette citation s'appelle "l'Art de l'Amour Courtois"...

     Cette attitude d'Andréas Capellanus n'est pas une exception ; d'autres troubadours se sont illustrés également dans ces "pastourelles" d'un genre particulier ; ainsi DAUDES DE PRADES:

De soudadeira coind'e pro
vuo-ill qu-m don'ab pauc de querer
tot so c'amors vol a jazer
e non fissa plaig ni tensso
'ostar camisar ni gonella
anz danze segon qe-vielle

Quant à brave et jolie ribaude / je veux que, peu priée me donne / tout ce qu'Amour requiert au lit / sans nulle querelle ou dispute / pour ôter chemise et gonelle / mais danse sur l'air que lui vielle

ou GUIRAUT D'ESPAGNE :

Trobei pastarela des anhels guaran ...
e quant el l'n vit anar
met se apres ela
pres la per la blanca man
gicla l'en l'erbeta
tres vetz la baizet
anc mot non sonet
quan venc al quartet
Seher vos mi ren...

Je découvris une bergère qui gardait les agneaux / quand il vit qu'elle s'en allait / il couru après / il l'a prit par sa main blanche / et la fit tomber dans l'herbe / trois fois il la baisa / sans qu'elle sonna mal / quand vint la quatrième / elle dit : Seigneur je me rends à vous


ou encore

Elle était laide et repoussante / la peau noire comme la poix / aussi grosse qu'une barrique / quand je la vis si dégoûtante / hé bien les deux bras m'en tombèrent …

     Fin'Amor, cortezia, paratge, et autres valeurs délicates, où êtes-vous donc ?      D'un coté, le "haut", le "noble": le château, lieu symbole de la transcendance, de l'élévation; en son centre, la Dame, reflet du pouvoir temporel et spirituel, objet sacré et intouchable, que l'on vénère. Mais de l'autre coté, à l'autre bout de la société, la rue, la ferme ; c'est là que l'on se retrouve les pieds bien sur terre, enfin en harmonie avec le bas, avec la matière, et quelquefois la laideur physique ou morale ou sociale de la fille que l'on renverse, que l'on bouscule et que l'on viole.

     Ainsi, le monde de l'amour courtois est un monde replié sur lui-même, sur un système de pensée qui ne fonctionne qu'en circuit fermé ; un monde étouffant reposant sur des valeurs créées artificiellement en rupture avec une époque profondément misogyne.

     Les troubadours ont profondément vécu cette rupture ; incapables d'intégrer complètement les valeurs "féminines" de la courtoisie, ils ont cherché dans la poésie de "l'extérieur", celle de l'envers, du retour vers le bas un exutoire à la situation insupportable d'être de deux mondes se niant l'un l'autre.

     Les femmes, une fois de plus dans leur histoire, ont fait les frais de cette quête de l'identité masculine. Tour à tour déesses ou putains, au gré de la volonté des hommes, et selon leur place dans la société, elles ont eu bien du mal à se faire entendre, à dire ce qu'elles voulaient, ce qu'elles ressentaient, ce qu'elles étaient : des êtres de chair et de sang; non une vue de l'esprit ou un étal de boucherie.

     L'amour courtois ne leur a apporté ni l'indépendance, ni l'égalité, ni même une considération vraie ; mais il a permis à certaines d'entre elles de faire entendre pour la première fois une voix de femme...


     AZALAÏS, ALAMANDA, GARSENDA, MARIA, et les autres ... Toutes femmes de terre d'Oc, toutes de haut lignage ; nous ne savons pas grand chose de vous, il est vrai. Quelques lignes dans un manuscrit, un seul, où sont consignés leurs noms et qualités:

     "Castelloza fut d'Auvergne, dame noble femme de Turc de Mairona. Et elle aima Arman de Bréon et fit de lui des chansons. Et elle était une dame très gaie et très instruite et très belle".
     "Azalaïs de Porcairagues fut de la région de Montpellier, dame noble et instruite. Elle devint amoureuse d'En Gui Guerrejat. Et la dame savait trouver et fit de lui de bien bonnes chansons..."
     "Tibors était une dame de Provence, d'un château d'En Blacatz appelé Sarenom. Elle était courtoise et accomplie, gracieuse et très sage. Et elle savait l'art d'écrire des poèmes..."

     Il est étonnant de constater, à la lecture de ces textes, que ces femmes poètes furent reconnues de leurs temps, appréciées et lues au même titre que les hommes ; d'autant plus étonnant qu'au cours des siècles suivants, nombreuses seront les femmes à utiliser des pseudonymes masculins pour écrire... et être lues.
      Isabella, Tibors, Béatriz, écrivent au grand jour; en leur propre nom ; et si elles adoptent les règles formelles de la poésie courtoise établies par leurs "collègues" troubadours, elles savent avec infiniment de talent faire passer à travers les textes leurs véritables aspirations, leurs sentiments vrais ; qu'ils soient amour, haine, désir violent ou encore la volonté d'être reconnue en tant que femme de chair et de sang ; car "elles aussi elles aiment" et elles l'écrivent ; mais elles ne veulent pas être encensées, adulées. Elles ne refusent pas cependant de jouer à la dame courtoise quand il s'agit de jeu littéraire et mondain. Dès l'instant où le jeu devient réalité, elles s'empressent de dénoncer l'artifice des mots et des formules, refusant avec violence le piédestal et revendiquant le droit à l'humanité ; celui de se réjouir ou de souffrir parce qu'on aime ou qu'on est pas aimé. Et, ce faisant, celui aussi de juger les hommes, leur comportement amoureux; de condamner souvent leur faiblesse ou leur hypocrisie. L'image de marque du troubadour fin'amant et parfait chevalier n'en sort pas indemne ...
     Ainsi Béatriz, Comtesse de Die, délaissé par son ami, ne songe pas à jouer les suzeraines hautaines et cruelles ainsi que l'exigerait son rôle de Domna ; avec une gentille ironie, elle jette par dessus bord tout l'arsenal courtois, tout ce qui faisait d'elle la suzeraine indiscutée, et écrit simplement et merveilleusement sa peine d'être trahie, et sa rancoeur envers celui qui a trahi toutes les valeurs courtoises auxquelles, elle, n'a pas failli.

A cahntar m'er de so qu'ieu non volria
tant me rancur de lui cui sui amia
car l'am mais que nuilla ren que sia
vas lui no'm val merces ni cortesia
ni ma beltatz ni mos pretz ni mos sens
c'atressi'm sui enganad'e trahia
com degr'esser, s'ieu fos desavinens...

Be'm meravill com vostre cors s'orguoilla
amics, vas me, per qu'ai razon qu'ieu'm duoilla...

Ici je chanterai ce que je voudrais taire / tant j'en veux à celui de qui je suis l'amie et que plus que tout je chéris / Que lui font ma bonté et mes belles manières ? / ma beauté, mon mérite et mon entendement / Aussi bien ai-je été abusé et trompée / comme je le devrais si j'étais à blâmer... / De n'avoir point failli en aucune façon à votre égard ami me vient consolation...


Même peine et même rancoeur s'exhale d'une chanson de Castelloza :

Amic, s'ie.us trobes avinen
humil e franc e de bona merce
be.us amera quan era m'en sove
que.us trob vas mi mal e'fellon e tric 

Ami, si vous m'aviez marqué quelque respect / quelque simple amitié et loyale et sincère / alors je vous aurais aimé sans hésiter / Mais je vous ai trouvé mauvais tricheur félon …

ou dans la tenson d'Isabella :

N'Elias Cairel, fenedor
ressemblatz segon mon parer
com hom.s feing de dol aver
de so dont el non sent dolor...

Elias Cairel il m'apparait / que vous avez tout d'un fourbe / tel un qui de souffrir feindrait alors qu'il n'a nulle souffrance …

    
Ainsi, bien des fois, dans les écrits des trobairitz le fin'amant apparaît sous un bien mauvais jour : image de la fourberie, de la déloyauté, image d'un jeu courtois qui est mené à sens unique, où "l'esclave" est maître en réalité. Tel est le problème qui se pose aux femmes : la mauvaise foi des amants, le jeu des apparences; du semblant et du faux semblant.
Leur sensibilité de femme en sortait niée, humiliée; ainsi qu'en témoigne cette "tenson" entre Elias Cairel et Isabella où les propos sont violents et amers :

Elias Cairel, sur cet amour
qui fut autrefois le nôtre,
s'il vous plait, dites moi le vrai.
Pourquoi ailleurs l'avoir porté ?
Pourquoi votre chanson n'est plus l'accoutumée ?
Je ne me suis jamais éloignée d'un seul jour;
et vous n'avez de moi réclamé d'autre amour
que ma docilité, et toujours accordée...

Ma Dame Isabella, de dignité, de joie,
de prix, de sens et de sagesse
vous avez fait montre sans cesse ;
Mais si j'ai chanté vos louanges
cela ne fut point par amour
mais pour le profit et l'honneur que je pouvais en attendre,
comme à vanter leur dame tous autres troubadours
Or vous n'avez cessé de changer, chaque jour...

Elias Cairel, jamais ne vis
d'amoureux désirant troquer
contre un bien l'amour de sa dame;
Mais si je devais vous blâmer
je vous ai tant loué qu'on ne voudrait me croire !
Vous pouvez à loisir de folie redoubler;
Pour moi, je vous le dis, maintenant je progresse
et je n'ai plus pour vous ni amour ni faiblesse.

Dame, je ferais grand'folie
en restant en votre puissance !
Je ne désespère pourtant point
à n'avoir eu profit, ni bien.
Vous resterez ainsi que le monde vous veut ;
Moi, j'irai voir ma belle amie
au corps bien fait, et gracieux,
au coeur sans feinte ni vilenie.

Elias Cairel, il m'apparaît
que vous avez tout d'un fourbe !
tel un qui, de souffrir, feindrait,
alors qu'il n'a nulle souffrance!
Si vous le permettez, voici un bon conseil :
Retournez en votre couvent !
Et si j'osais ici dire mon sentiment
c'est qu'il vous faut prier le patriarche Ivan!

Madame Isabella, en aucun réfectoire,
ni matin ni soir, je ne fus,
ce qu'aussi bien vous pourriez faire,
car vos fraîches couleurs bientôt ne seront plus.
A de vilains propos ici je suis poussé,
et j'ai menti, car nulle au monde
n'a, je le crois, votre valeur, non plus que votre beauté.
Et c'est bien pour cela que je suis affligé.

    
Bien que mal à l'aise dans ce jeu courtois où elles ne se reconnaissent pas, mais obligées d'en passer par là pour pouvoir s'exprimer, les trobairitz ont.su apporter dans leurs poèmes une sincérité, une chaleur qui n'existent pas ou peu chez leurs confrères en poésie et en amour. La plupart des troubadours en effet, écrivaient par métier, par nécessité sociale; à travers la tenson citée ci-dessus, partagée avec Isabella, Elias Cairel le rappelle à celle-ci fort peu courtoisement:

… e s'ieu en dizia lauzor
en mon chantar no.I dis per drudaria
mas per honor e pro qu'ieu n'atendia
si com joglars fai de domna prezan

Mais si j'ai chanté vos louanges / cela ne fut point par amour / mais pour le profit et l'honneur que je pouvais en attendre / comme à vanter leur dame tous les autres troubadours …

     
Les trobairitz, elles, écrivent par nécessité profonde, parce qu'elles ont besoin d'exprimer ce qu'elles sont, ce qu'elles vivent ; c'est cela-même qui frappe particulièrement chez elles : cette faculté d'être elles-mêmes, délibérément, sans rien cacher; joies, peines, mais surtout désir amoureux, partout présent et clairement exprimé dans de nombreux poèmes ; le seul poème qui nous est resté de Tibors, la première trobairitz, témoigne bien de cette simplicité de ton, de cette franchise, de cette tendresse aussi souvent absente de l'oeuvre des troubadours :

Bel dous amics, ben vos posc en ver dir
que anc non fo qu'ieu estes ses desir
pos vos conven que.us tenc per fin aman
ni anc no fo qu'ieu soven no.us vezes
ni anc no fo sazons que m'en pentis
ni anc no fo se vos n'anes iratz
qu'ieu agues joi tro que fosetz tornatz...

Beau doux ami, je puis vous dire, et en toute sincérité / que jamais sans désir ne fus / depuis qu'il vous a plu d'être mon tendre amant / et que pas une fois non plus, beau doux ami / n'a cédé mon besoin sans cesse de vous voir / que jamais je n'en fus à éprouver regret que jamais il n'advint - me quittant irrité - / que j'ai gouté de joie avant votre retour... /

Nous n'aurons garde d'oublier de citer le poème bien connu où, Beatriz, Comtesse de Die, exprime à la fois sa rancoeur contre l'amant qui a trahi, et le désir qu'elle a encore de lui :

Estat ai en greu cossirier
per un cavallier qu'ai agut,
e vuoil sia totz temps saubut
cum ieu l'ai amat a sobrier ;
ara vei qu'ieu sui trahida
car ieu non li donei m'amor,
don ai estat en gran error
en lieig e quan sui vestida.

Ben volria mon cavallier
tener un ser en mos bratz nut,
qu'el s'en tengra per ereubut
sol qu'a lui fezes cosseillier ;
car plus m'en sui abellida
no fetz Floris de Blanchaflor :
ieu l'autrei mon cor e m'amor,
mon sen, mos huoills e ma vida.

Bels amics avinens e bos,
cora.us tenrai en mon poder?
e que jagues ab vos un ser
e qu'ie.us des un bais amoros ;
sapchatz, gran talan n'auria
qu'ie.us tengues en luoc del marit,
ab so que m'aguessetz plevit
de far tot so qu'ieu volria.

J'ai éprouvé grande détresse
par un chevalier qui fut mien,
Et je veux qu'a jamais l'on sache
l'excès d'amour que j'eus pour lui.
À présent je me vois trahie
faute de vouloir l'aimer ?
Je me suis pourtant égarée,
que ce soit au lit, ou vêtue ...

Que je voudrais, mon chevalier
tenir un soir en mes bras nus,
car son âme irait jusqu'aux nues
si je lui tenais lieu seulement d'oreiller !
De lui me vient plus de bonheur
que n'en aura reçu Blanchefleur de Floris.
A lui, mon amour et mon coeur !
mes pensées, mes regards, ma vie...

Bel ami, aimable, avenant,
quand vous tiendrai-je en ma puissance ?
Si jamais près de vous quelque soir je m'étends
vous donnant un amoureux baiser,
sachez quelle ivresse j'aurai
à vous voir ainsi en place de mari,
pourvu que vous fassiez serment
de m'être entièrement soumis...


     
Il est un autre très beau texte dédié au désir amoureux; c'est celui de Bieiris de Romans, qui adresse sa prière sensuelle non pas à un homme, mais à une autre femme. Ce poème d'amour d'une femme à une autre femme a tellement dérangé que la plupart des "érudits" se sont acharnés à démontrer contre toute évidence que l'auteur réel de la chanson était en fait un homme... C'est ainsi que Bieiris de Romans est devenue Alberico da Romano...

Na Maria, pretz e fina valors,
e.l joi e.l sen e la fina beutatz,
e l'aculhir e.l pretz e la onors,
e.l gent parlar e l'avinen solatz,
e la dous car' e la gaja cuendansa,
e.l dous esgart e l'amoros semblan
que son en vos, dos non avetz engansa,
me fan traire vas vos ses cor truan.

Per que vos prec, si.us platz que fin'amors

e gausiment e dous umilitatz
me posca far ab vos tan de socors,
que mi donetz, bella domna, si.us platz,
so don plus ai d'aver joi e 'speransa ;
car en vos ai mon cor e mon talan,
e per vos ai tot so qu'ai d'alegransa
e per vos vauc mantas vetz sospiran.

E car beutatz e valor vos enansa
sobra totas, qu'una no.us es denan,
vos prec, si.us platz, per so que.us es onransa,
que non ametz entendidor truan.

Bella domna, cui pretz e joi enansa
e gen parlar, a vos mas coblas man,
car en vos es gajess' e alegransa,
e tot lo ben qu'om en domna deman.

Dame Marie, Mérite et Subtile Valeur,
votre joie, votre esprit et votre beauté rare,
vos façons d'accueillir, d'honorer, votre prix,
votre gentil parler, vos manières aimables,
votre visage doux, vos mines enjouées,
votre tendre regard et vos airs d'amoureuse,
toutes vertus en vous qu'on ne peut égaler
font incliner vers vous mon coeur, sans fausseté...

C'est pourquoi je vous prie s'il vous plait qu'Amour vrai,

plaisir, et humilité douce
puissent me procurer auprès de vous secours
de m'accorder le voulez-vous?
cela dont, Belle Dame, j'attends le plus de joie !
Car en vous j'ai placé mon coeur et mon désir ...
Car c'est de vous que nait ce que j'ai d'allégresse ...
C'est pour vous que je vais poussant tant de soupirs...

Et parce que beauté et valeur vous élèvent
au-dessus de tout autre, sans que nulle vous prime,
je vous prie, s'il vous plait, et au nom de l'honneur,
de ne point accorder vos faveurs à un rustre !

Belle Dame en qui joie et mérite s'exaltent,
et gentil parler aussi... à vous je destine mes strophes ;
car c'est en vous que sont et bonheur et gaieté
et tout le bien qu'on peut d'une femme espérer.


     
Toujours sur le thème du désir amoureux, il est fort intéressant de constater, que là encore les trobairitz se moquent bien des règles de l'amour courtois, quand il s'agit de sentiments réels, de leurs sentiments. Il est dit en effet, que a Domna ne doit pas prier d'amour son amant ; le troubadour seul a le droit et le devoir de prier sa dame. Na Castelloza, elle, dit clairement qu'il lui convient, elle, de prier son aimé ; tout en étant d'ailleurs parfaitement au courant qu'il y a dans cette attitude quelque chose de singulier pour l'époque. Il convient de préciser qu'il ne s'agit pas là de calquer l'attitude masculine dans le jeu d'amour, mais simplement d'exprimer son désir de femme amoureuse.

Ieu sai ben qu'a mi estai gen
si bei.s dizon tuich que mout descove
que dompna prei a cavallier de se
ni que.l teigna totz temps tan loc prezic ;
mas cel qu'o ditz non sap ges ben chausir,
qu'ieu vuoill proar enans que.m lais morir
qu'el preiar ai un gran revenimen
quan prec cellui don ai greu pessamen.

Je sais que cela me convient,
Si certains trouvent indécent
qu'à quelque chevalier une dame se lie
et d'elle l'entretienne longtemps...
Mais qui tient tel propos n'a pas bon jugement,
et je voudrais, avant que me laissiez mourir,
prouver que courtiser vraiment me réconforte
quand je prie celui-là dont me vient mon tourment...


Dels cavalliers conosc que i fan lor dan,
quar ja prejan
dompnas plus qu'ellas lor,
qu'autra ricor
noi an ni seignoratge ;
que pois dompna s'ave
d'amar, prejar deu be
cavallier, s'en lui ve
proez e vassalatge.

Il est des chevaliers, et de ma connaissance,
qui font leur malheur à prier
plus que ne les prient leurs dames,
n'en tirant aucun avantage,
ni nulle souveraineté.
Quand une dame s'avise d'aimer.
c'est elle qui devrait prier
l'homme en qui elle a décelé
vaillance et docilité.


     
A lire ces lignes, il semble peut-être que la poésie des trobairitz tourne autour du seul thème de la remise en cause. du jeu d'amour ; de la dénonciation des faux rapports dans la relation courtoise.
     Or, il en va tout autrement : la poésie des trobairitz n'est pas une simple revendication concernant la relation amoureuse; mais bien au-delà, une revendication touchant la condition entière de la femme. L'exigence de se faire reconnaître comme un être humain à part entière ayant le droit d'aimer et de vivre avec le respect de chacun.

     Cette revendication est la même aujourd'hui.

Nanette Paradis Segouffin.


BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
BOGIN Meg : Les Femmes Troubadours.
NELLI René :L'Erotique des Troubadours
MARROU Henri Iréné : Les Troubadours.
PERNOUD Régine : La femme au temps des cathédrales
POWER Eileen : Les femmes au Moyen Age
ROUBAUD Jacques : Les Troubadours. Anthologie bilingue
SULLEROT Evelyne : Histoire et mythologie de l'amour
VERAN Jules : Les poétesses provençales du Moyen Age à nos jours

Je voudrais signaler tout spécialement l'excellent mémoire de maîtrise de Brigitte FAGET qui m'a permis de rédiger ces pages. "Sensibilité féminine et convention courtoise dans l'oeuvre des trobairitz" Université de Toulouse le Mirail.


¹ ➡︎ d'escotar "Lei trobadors e l'invencion de la femna (2006)


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